Big Mama Blues
Ils sont venus la prendre. Notre mère à tous. Ils l'ont
mise en prison. Ils ont osé les valets du diable, les chiens. Nous étions
heureux. Ils ont tout gâché.
Elle habitait une petite maison tranquille
aux bords de la ville avec un joli jardin plein de fleurs de toutes les
couleurs. Elle n'a jamais fait de mal à personne, Gemma. Elle nous aimait.
Elle s'occupait de nous. Nous vivions un bonheur sans commune mesure.
Hors temps. Une idylle.
Ça a commencé au lycée, Gemma était
surveillante, nous avions pris l'habitude d'aller la voir, chez elle,
après les cours. Radieuse, dans son jardin, enrobée de ses quinze chats.
Une fée. Une maman. Au début, elle nous punissait souvent. Elle était
stricte, sévère. Sur quatre-vingt-dix élèves de terminale, elle nous avait
choisis, nous, douze garçons de dix-huit ans. En général pour punir un
élève indiscipliné, l'administration de l'école lui donnait le droit de
le coller le samedi après-midi. Seulement, quand l'un d'entre nous méritait
une punition, elle le prenait à part, et lui proposait de convertir ses
heures de colle en fessée. On acceptait tous évidemment. Elle prenait
le fautif dans une classe vide. Elle lui ordonnait de baisser son pantalon
pour qu'il soit bien nu du nombril aux genoux. En hiver, les salles étaient
froides. Ça donnait un peu la chair de poule. Elle s'asseyait sur l'estrade,
demandait au garçon de s'approcher très près de son beau visage rond,
presque à chaque fois, elle passait sa langue très lentement sur les lèvres
du fautif, puis il fallait s'allonger, le ventre sur ses genoux. On recevait
alors entre dix et soixante claques sèches d'une force remarquable.
Nous étions les seuls à avoir
droit à ce traitement spécial. Après quelques mois, c'était ces mêmes
douze qui avaient le droit de venir chez elle. Les élus et big mama. C'était
une belle femme, drôle, vivante, de taille moyenne. Plutôt ronde, tendre,
avec de grands yeux bleu gris. Ce qui nous fascinait je crois, c'était
ce contraste entre sa sévérité au lycée, et sa douceur lorsque nous étions
chez elle. Sa maison, un véritable paradis où il ne manquait jamais
rien. Il y avait un grand frigo brillant toujours rempli de bonnes choses.
Il y avait du chocolat, des biscuits, des fruits.
Lorsque nous avons tous réussi notre
bac, vers la fin du mois de juin de l'année 1990, elle nous a félicités,
elle a ouvert trois bouteilles de champagne, et nous a annoncé qu'elle
quitterait son travail de surveillante au lycée pour se consacrer entièrement
à notre éducation. Elle a dit qu'on était ses bébés et qu'elle ferait
de nous des dieux.
Les trois années qui ont suivi, nous
habitions chez elle, tous les treize. Nous nous levions tard. Nous vivions
la nuit. Logés, nourris, étalés dans une adorable oisiveté. Une tapée
d'oisillons vaporeux dans leur nid de roses. Il y avait des discussions,
des fous rires. C'était le bonheur. Nous lisions des poèmes à pleins poumons,
nous chantions même. Au fond du jardin, quelques plants de pavot et de
cannabis enfumaient nos vies. Les week-ends, on allait pique-niquer dans
la forêt, près d'une rivière, cueillir des champignons, s'ébattre.
Il ne nous était pas interdit d'inviter
des amis, mais nous le ressentions comme tel. Ç'aurait été malvenu. Nous
ne devions pas nous mélanger avec n'importe qui. Nous ramollir. Nous faire
contaminer. Petit à petit nous nous sommes mis à développer tout un rituel
pour rythmer notre quotidien. Pour mettre un peu d'ordre dans nos journées
chaotiques sans queue ni tête.
Chacun s'était vu attribué un nouveau
nom lui correspondant mieux. Nous fixions certains objets, certaines expressions.
Certains d'entre nous ont pris l'habitude de ne porter qu'une seule couleur.
De ne s'habiller qu'en blanc. Ou qu'en noir. Nous avions nos propres repères,
notre propre perception du temps. Un univers indépendant et indéchiffrable
pour le commun des mortels. Petit à petit, sans s'en rendre bien compte,
nous inventions une nouvelle langue. Nous dérivions sur notre radeau magique.
Nous prenions nos distances d'avec le continent. Nous étions des guerriers
fiers et forts. Des esprits de pointe. Nous rêvions de révolutions planétaires.
Assoiffés de transcendance, nous créions sans arrêt de nouveaux dieux,
de nouvelles mises en scène. Gemma nous bichonnait bien. Elle nourrissait
son poulailler. Son élevage de choc. Elle s'assurait qu'on ne manque de
rien. Haschich, opium, L.S.D. et ecstasy, cette sublime pilule de paix
universelle, d'amour et de bonheur.
Trois ans, donc. Et aujourd'hui un
an qu'ils l'ont emportée. Qu'ils aillent au diable. Un jour, elle reviendra.
Elle brisera ses chaînes et resurgira dans le ciel plein d'étoiles, et
tout recommencera. On trouvera un grand voilier, et on partira sur les
mers, avec maman Gemma, le vent dans ses robes.
En attendant, c'est l'apocalypse.
La bande s'est séparée. Chacun dans son coin essaie de survivre. Deux
des douze se sont suicidés, l'un d'une balle dans la tête, et l'autre
s'est laissé mourir de faim. Trois sont suivis par un psychiatre. Cinq
autres travaillent dans une boîte de pub, en même temps qu'ils essaient
de monter un groupe de rock.
Il en reste deux. Pierre et Miko.
Moi, c'est Pierre, et Miko, c'est mon colocataire. J'aurais préféré habiter
seul, mais cela revient beaucoup moins cher de partager. Et puis ça fait
de la compagnie. On se surveille l'un l'autre, Miko et moi. On s'empêche
de faire des bêtises. On remonte la pente ensemble, en parallèles. On
travaille la nuit dans un bar. C'est sympa. Il y a du monde. De jolies
top-modèles. Des silhouettes célèbres. Miko est DJ. C'est tout un art.
Et moi je filtre à la porte. Je suis videur. C'est facile. Il faut juste
avoir l'oeil.
Je m'inquiète pour Miko. Il se tient
mal. Il sniffe. Il sniffe beaucoup et n'importe quoi. Depuis une semaine
il dépasse les limites. Je l'ai vu sniffer de la cendre, de l'aspirine,
même de la farine. Il veux tout réduire en poudre. Les gens. L'univers
entier. Il rêve de déserts blancs. Tout récemment, il s'est payé un petit
téléphone portable. Il ne le quitte plus. C'est sa poupée. C'est comme
ça qu'il l'appelle: «Ma poupée». Il lui parle pendant des heures. Il mémorise
des numéros, accumule des prénoms. Je me demande s'il est heureux.
Moi, je pète la forme. Après ma dépression
nerveuse, j'ai commencé la musculation, et puis j'ai trouvé ce boulot
de videur. Ça me renforce. Ça me redonne confiance en moi. Je prends la
vie du bon côté. Je la croque au cœur.
© abdallah ko, 1997
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