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Abdallah Ko
Gang-Bang
nouvelles
1997


La Guerre sera Longue



       Il y a ce moustique qui plane vers moi. Je vois sa silhouette psychédélique dessinée par l'écran de télévision derrière. Je regardais un film drôle à la télé. Puis j'ai vu flou. L'écran s'est éloigné, s'est transformé en lampe colorée, bleuâtre et le moustique a pris une grande consistance, avec toutes ses pattes, ses ailes, ses trompes, antennes et cochonneries alambiquées oeuvres du diable.

       Je pense à Dark Vador. Je pense à l'Étoile Noire et aux forces du mal. Je pense aux essaims de vaisseaux spatiaux grisâtres, à leur forme bizarre. Chaque fois que j'aplatis un moustique, j'ai le sentiment d'affronter toute l'étendue de ses semblables. Un irrépressible besoin d'en finir avec toute sa race. Moi contre les moustiques. Une épopée! La guerre à mort en plusieurs épisodes! Je n'en aurai jamais fini avec ces mutants. Ils continueront à me sucer et je continuerai à les exploser, un à un.

       Bien, allons-y sans pincettes. Entre nous, on peut tout se dire. Au diable la grammaire, l'orthographe, tout ça. Pour moi un moustique, ça n'existe pas. J'ai toujours dit UNE moustique. Depuis tout petit c'est comme ça. On a beau me corriger, j'insiste.

       Je les ai à l'oeil ces salopes. C'est les femelles qui piquent. C'est elles qui volent mon sang. Je les ai vues pomper impunément. MON SANG. Ma richesse intime. Laissez-moi au moins ça! Je tombe à genoux. Je m'adresse au ciel. Je demande solennellement leur extermination totale de la planète Terre. A bas les moustiques! Pas de quartier! Holocauste justifié! Merde! Dans le dos elles nous sucent! Tout le temps! Elles viennent poser leur taxes dans nos viandes! La nuit jusque dans nos rêves!

       Du calme. Il faut respirer. Rester lucide. Une petite pause s'impose. Réfléchissons ensemble s'il vous plaît... Où est-ce qu'elles le colportent tout ce sang?... Il y a un entrepôt secret?... Elles doivent bien le stocker quelque part, le réinvestir dans des partouzes atroces... Où ont-elles lieu? Que se passe-t-il? Je veux savoir.

       Bien sûr, ça fait longtemps que je les traque. Avec patience et méthode. J'en ai retiré tout un enseignement que j'aimerais bien partager avec vous. D'abord: comment les buter.

       J'ai un spray qui foudroie bien. Le meilleur du marché. Mais j'ai peu de sympathie envers les produits chimiques. Je préfère de loin les prendre à la main. Entre deux bouquins, par exemple, les deux tomes de Don Quichotte en collection de poche. Ou encore à mains nues. L'important c'est qu'elles soient bien écrasées. Aplaties au maximum. Qu'on voie bien tout l'intérieur. Tout le sang qu'elles auraient pu piquer, qu'elles le rendent.

       A plus haut niveau, on peut aussi se procurer un fouet, un très long fouet en cuir. Je m'en sers pour balayer la surface de l'appartement, pour les débusquer sous les meubles. Il m'arrive aussi, assez rarement encore, de les foudroyer directement avec. C'est très difficile, il faut très bien maîtriser cette magnifique prothèse qu'est le fouet. Personnellement, en toute modestie, je me permets d'avouer ici que je suis assez fier de mes progrès. Mais ne désespérez pas, vous aussi vous pouvez. C'est comme dans tout, il faut travailler. Ensuite: comment se protéger.

       Autrement dit, comment faire pour vivre parmi les moustiques, sans les moustiques? Il est assez rare, aujourd'hui, qu'une de ces mini-putains arrive jusqu'à ma chambre. Difficile de pénétrer mon espace. Toutes mes fenêtres sont celées par un très fin grillage, avec du caoutchouc pour les angles. Reste la porte. J'habite une grande villa, impossible de tout contrôler. Mais j'ai, grâce à Dieu, une double porte pour ma chambre. Ça fait comme un sas qui me sépare du reste de la maison. Jamais, jamais, jamais je n'ouvre les deux portes en même temps. Toujours, l'une, puis l'autre. Récemment, quelques individus isolés ont réussi à s'infiltrer. Devinez comment. Vous n'allez pas le croire... Les putes marchent! Sous la porte! Figurez-vous! Elles marchent et passent sous la porte!

       De vrais démons. Des zombies que rien n'arrête. Obstinés. Inhumains. Des robots. Il n'y a rien à faire. Pas de solution radicale. Il faut se résigner. La guerre sera longue. Il n'y a pas d'autre solution que de continuer à ruser, et ruser encore, au fur et à mesure qu'elles s'améliorent, comme les virus. Chez moi, par exemple, elles ne se posent plus jamais dans des zones trop lumineuses. Tous mes murs sont blancs, ça permettait de vite les repérer. Depuis deux ans maintenant, elle refusent totalement de s'y poser. Elles choisissent exprès des zones plus sombres. Elles se cachent dans la moquette, sous les tables, le lit, dans les angles. Comme les avions de combat fuient les radars, elles fuient la lumière et restent très près du sol.

       Les moustiques ont quelques grands points faibles. Elles ne supportent pas le vent. Un simple ventilateur réduit énormément leur champ d'action.

       Elles se tiennent très mal quand elles ont beaucoup bu. Une moustique qui a bien sucé toute la nuit est très lente et maladroite quand on l'éclate au petit matin. On la retrouve souvent installée au-dessus du lit, saoule, repue,
immobile, ultra-gavée... Il n'y plus qu'un geste à faire.

       Explosion de rouge sur fond blanc!

      
Très important aussi, le rapport température-agressivité. Plus il fait froid et sec, plus elles sont faibles et molles. De même, plus il fait chaud et humide, plus elles sont nombreuses et agressives. Dans le métro parisien, on en trouve parfois, elles sont nulles. Autour de la Méditerranée, en Israël par exemple, où j'ai été pilote de guerre pendant vingt-cinq ans, elles sont assez réveillées. Au bord d'un lac dans une forêt tropicale, elles sont terribles. Même badigeonné jusqu'aux oreilles de crème anti-insectes très efficace, je les entendais partout à deux centimètres autour de moi.

       J'ai quitté Israël il y a cinq ans maintenant. J'habite Nice. Chaque année, j'attends fermement l'été. Je me prépare. Je vis avec ma femme, que j'aime, à qui j'aime être fidèle. Elle m'aide beaucoup dans ma vie. Nous tenons un petit magasin de sport. Les week-end, nous sortons en mer. Comme tout couple harmonieux, nous dormons dans la même chambre, ça répartit un peu les risques.

       Parfois, je me rassure. Leur allure bien plus psychédélique que d'autres insectes, une sorte de flegme, de décontraction dans le maintien, tout cela me calme. Me les rend plus sympathiques. Gentils petits hippies qui doivent bien pomper quelque chose pour survivre. Mais cette impression ne dure pas. Je n'oublie rien.

       Dark Vador, les vaisseaux... J'avoue que j'ai un peu peur. Je m'attends au choc. Je sais qu'un jour, je risque de tomber sur le vaisseau-mère. Un jour comme ça, par hasard, il surgira de derrière un mur, de derrière une colline, de derrière une planète... A partir d'une petite moustique isolée, essayez une seconde d'imaginer leur mère à toutes, leur reine, leur centrale, leur nid originel... Moi, je n'ose pas. J'attends. Je suis prêt.




© abdallah ko, 1997