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Abdallah Ko
Gang-Bang
nouvelles
1997


Le Soleil et l'Acier



       Autour de la maison, il y a des chiens sauvages. Des chiens abandonnés. Avec le temps ils ont pris le pli. On dirait qu'ils mutent petit à petit. C'est leur museau qui devient de plus en plus noir, et leur démarche. La vérité, c'est qu'ils ressemblent à des hyènes. Je me méfie. Quand je sors marcher dehors, dans la forêt, j'ai toujours un bâton.

       J'habite dans les bois. Une jolie maison, avec une vue paradisiaque. Je surplombe la ville. Je vois la mer tout autour.

       Il y a des gens qui ont fait courir des bruits qu'il y aurait un tremblement de terre bientôt. Avant l'an deux mille. Un truc très violent. Un sept sur l'échelle. Mes amis ont été s'assurer contre. Je me pose la question à la mode: approcherait-on de la fin des temps?

       Je relis souvent les écritures. Il y a des signes qui ne trompent pas. Dieu est en colère. Il nous éprouve tous les jours, et de plus en plus. Quand Dieu se fâcha des hommes, il leur envoya les créatifs. Un créatif est un être humain qui crée. Il embellit notre triste réalité. Il met en page, il colore, il remplit le blanc. Il cherche des concepts. Il fait de la publicité un art. Grâce à lui on s'ennuie moins.

       En ce moment, ces fantômes pullulent. Comme les vagues qui montent haut sur l'océan. Il en sort de partout. Générations spontanées. Je m'inquiète et je ne m'inquiète pas. D'un côté, je me dis que c'est la fin des temps qui est pressée. D'un autre côté, je me dis que c'est pas grave. Il faut bien que ça finisse. Et assister à la fin n'est pas sans intérêt. C'est là que se ramasse tout le suspense. Le ciel se tend. Et l'émotion déborde.

       Le ïaïdo est l'art de dégainer le sabre. C'est l'art des samouraïs. Cela consiste à sortir le sabre de son fourreau avec rapidité et précision, puis à couper le ou les ennemi(s), et enfin à rengainer le sabre en maintenant une tension vigilante. Cette discipline nécessite une grande concentration. Elle se pratique seul, sans adversaire visible. Le sabre est très coupant. Si le mouvement est bien exécuté, on doit entendre siffler la lame.

       La créativité est à son comble. La publicité est l'art majeur. Les gens se spécialisent dans la communication. Ils ont de l'imagination. L'esprit vaste. Plein de bonnes idées. Et beaucoup de culot. Ceux qui réussissent sont les plus téméraires.

       Ces moustiques se sont mis récemment à s'auto-couronner. Ils ont créé un prix. Comme les palmes ou les oscars. Ça s'appelle LES PHÉNIX. Je les ai vus à la télé. Ils s'embrassent entre eux, ils se félicitent, ils s'offrent des trucs. J'ai eu une éducation très stricte. Voir des gens se masturber l'un l'autre à la télévision me choque profondément. J'ai dû zapper.

       Cinq fois par jour, je coupe l'air autour de moi. Je suis très régulier. C'est un exercice structurant. Un massage mental qui durcit la volonté. Aiguise l'esprit. En général, dans notre vie de tous les jours, nous débordons un peu beaucoup dans le passé, vers le futur. Presque personne ne visite vraiment le coeur du présent. On y arrive parfois quand on frôle la mort, quand on est en danger. Mais c'est de plus en plus rare. Quand je coupe l'air avec mon sabre, je suis pile dans le présent. Attentif à tout, j'habite toute la surface de mon corps. Je déserte toute intériorité. Je suis un point.

       J'aime m'entraîner en face de la télé. Que mon sabre jaillisse sans prévenir. Pendant que ça défile, que ça fasse du bruit pour rien dans le petit cadre. Je me dis que je suis en orbite quelque part et que j'ai une fenêtre sur l'humanité. La télévision comme une métaphore du monde. Une caricature.

       Quelqu'un a dit: "L'art, c'est d'arriver à commercialiser son aura." Moi je dis que la fin des temps. Le règne paradisiaque qui suit. La Jérusalem céleste. Le fantasme communiste. L'utopie absolue. C'est quand chacun vendra sa propre merde. Vendra sa merde et vivra avec. Vivra bien. Le travail aura disparu de la planète. L'idée même de travail n'existera plus. Ce ne sera qu'un mauvais souvenir préhistorique. Le caca sera la valeur. La monnaie unique. La cuvette de chaque particulier sera directement reliée à sa banque. Il y aura encore quelques petites inégalités, proportionnelles au rendement de chacun, mais personne ne se plaindra. Ça sera le rêve.

       La semaine dernière, un ami et moi étions en train d'assister à l'élection de Miss Liban à la télévision. Elles avaient l'air bizarre. Quand on leur demandait leur avis sur la politique, l'amour, la vie, tout, elles répondaient curieusement la même chose. J'ai pensé aux jeunesses fascistes. Elles disaient qu'elles étaient amoureuses de leur pays, qu'il fallait être fidèle, et qu'il fallait, ensemble, travailler dans l'espoir. J'ai eu une intuition soudaine. Je me suis dis que sûrement, derrière les caméras, sur le plateau, il y avait une rangée de soldats qui tenaient leur famille avec un pistolet sur la tempe. Je suis prêt à parier. C'est ce que j'ai dit à mon ami. Il m'a répondu que non, qu'il ne pouvait pas parier parce qu'il pensait exactement la même chose que moi. Je lui ai tout de suite demandé ce qu'il pensait qu'il fallait faire, s'il croyait qu'on pouvait agir. Je lui donnais des idées terroristes... Il a souri. Il a dit que non. Que c'est foutu, ils sont trop nombreux. Ça ne marcherait pas. "Alors qu'est-ce qu'il faut faire merde?". Il répond calmement: "Sauver sa peau". Et je réalise, frigorifié, qu'il a raison.

       J'ai une autre hypothèse, beaucoup plus hasardeuse. Il se pourrait peut-être, mais j'en doute beaucoup, il y a une chance sur cent, que ce soit tous des martiens. Je m'attends à tout, et au fond de mon cerveau, je garde l'idée en tête.

       Dans une clairière, un jour de soleil, faire valser ma lame. Sculpter l'espace avec grâce. Magnifique, quand le soleil miroite dans l'acier. Ça fait comme une flamme qui danse seule au milieu d'un cercle d'arbres.

       Qui n'a pas rêvé, enfant, de devenir un jour pompier, pilote, vétérinaire, policier. Moi c'était un mélange de Batman et de Zorro. Un spectre justicier en guerre contre les Couleurs Unifiées de la Créativité.

       J'aimerais bien être tueur de créatifs.

       Ce n'est pas sérieux. C'est un rêve d'enfance.

       Le soleil envahit ma chambre qui est une plate-forme incandescente.

       Mes yeux, remplis de lumière, comblés, sont clairement sprayés d'or. Autour, les pins, en forêt, ont des troncs qui dansent comme des serpents ivres. Ma chambre est un miroir plaqué sur le ciel, et mon grand lit brille dans ses draps jaunes.

       Je prends mon courage à deux mains, et je vous l'avoue d'un coup. Je ne me fais pas lécher les couilles par n'importe qui. Je suis plutôt fier. C'est un peu privé. Ça pourrait être mal pris, mais je n'ai pas honte. Je sors avec Miss Liban depuis six mois. Martienne ou pas, nous nous aimons.

       Ne soyez pas choqués, mais tous les dimanches après-midi, cinq de mes amis viennent pour un gang-bang. Elle se débat entre nos six bites. Elle ne sait plus ou donner de la tête, elle adore ça. Elle branle, elle suce, elle se dépasse. Cette femme va jusqu'au bout d'elle-même, c'est pour ça que je l'aime.




© abdallah ko, 1997