Le Soleil et l'Acier
Autour de la
maison, il y a des chiens sauvages. Des chiens abandonnés. Avec le temps
ils ont pris le pli. On dirait qu'ils mutent petit à petit. C'est leur
museau qui devient de plus en plus noir, et leur démarche. La vérité,
c'est qu'ils ressemblent à des hyènes. Je me méfie. Quand je sors marcher
dehors, dans la forêt, j'ai toujours un bâton.
J'habite dans les bois. Une jolie
maison, avec une vue paradisiaque. Je surplombe la ville. Je vois la mer
tout autour.
Il y a des gens qui ont fait courir
des bruits qu'il y aurait un tremblement de terre bientôt. Avant l'an
deux mille. Un truc très violent. Un sept sur l'échelle. Mes amis ont
été s'assurer contre. Je me pose la question à la mode: approcherait-on
de la fin des temps?
Je relis souvent les écritures. Il
y a des signes qui ne trompent pas. Dieu est en colère. Il nous éprouve
tous les jours, et de plus en plus. Quand Dieu se fâcha des hommes, il
leur envoya les créatifs. Un créatif est un être humain qui crée.
Il embellit notre triste réalité. Il met en page, il colore, il remplit
le blanc. Il cherche des concepts. Il fait de la publicité un art. Grâce
à lui on s'ennuie moins.
En ce moment, ces fantômes
pullulent. Comme les vagues qui montent haut sur l'océan. Il en sort de
partout. Générations spontanées. Je m'inquiète et je ne m'inquiète pas.
D'un côté, je me dis que c'est la fin des temps qui est pressée. D'un
autre côté, je me dis que c'est pas grave. Il faut bien que ça finisse.
Et assister à la fin n'est pas sans intérêt. C'est là que se ramasse tout
le suspense. Le ciel se tend. Et l'émotion déborde.
Le ïaïdo est l'art de dégainer le
sabre. C'est l'art des samouraïs. Cela consiste à sortir le sabre de son
fourreau avec rapidité et précision, puis à couper le ou les ennemi(s),
et enfin à rengainer le sabre en maintenant une tension vigilante. Cette
discipline nécessite une grande concentration. Elle se pratique seul,
sans adversaire visible. Le sabre est très coupant. Si le mouvement est
bien exécuté, on doit entendre siffler la lame.
La créativité est à son comble.
La publicité est l'art majeur. Les gens se spécialisent dans la communication.
Ils ont de l'imagination. L'esprit vaste. Plein de bonnes idées. Et beaucoup
de culot. Ceux qui réussissent sont les plus téméraires.
Ces moustiques se sont mis récemment
à s'auto-couronner. Ils ont créé un prix. Comme les palmes ou les oscars.
Ça s'appelle LES PHÉNIX. Je les ai vus à la télé. Ils s'embrassent entre
eux, ils se félicitent, ils s'offrent des trucs. J'ai eu une éducation
très stricte. Voir des gens se masturber l'un l'autre à la télévision
me choque profondément. J'ai dû zapper.
Cinq fois par jour, je coupe l'air
autour de moi. Je suis très régulier. C'est un exercice structurant. Un
massage mental qui durcit la volonté. Aiguise l'esprit. En général, dans
notre vie de tous les jours, nous débordons un peu beaucoup dans le passé,
vers le futur. Presque personne ne visite vraiment le coeur du présent.
On y arrive parfois quand on frôle la mort, quand on est en danger. Mais
c'est de plus en plus rare. Quand je coupe l'air avec mon sabre, je suis
pile dans le présent. Attentif à tout, j'habite toute la surface de mon
corps. Je déserte toute intériorité. Je suis un point.
J'aime m'entraîner en face de la
télé. Que mon sabre jaillisse sans prévenir. Pendant que ça défile, que
ça fasse du bruit pour rien dans le petit cadre. Je me dis que
je suis en orbite quelque part et que j'ai une fenêtre sur l'humanité.
La télévision comme une métaphore du monde. Une caricature.
Quelqu'un a dit: "L'art, c'est d'arriver
à commercialiser son aura." Moi je dis que la fin des temps. Le règne
paradisiaque qui suit. La Jérusalem céleste. Le fantasme communiste. L'utopie
absolue. C'est quand chacun vendra sa propre merde. Vendra sa merde et
vivra avec. Vivra bien. Le travail aura disparu de la planète. L'idée
même de travail n'existera plus. Ce ne sera qu'un mauvais souvenir préhistorique.
Le caca sera la valeur. La monnaie unique. La cuvette de chaque particulier
sera directement reliée à sa banque. Il y aura encore quelques petites
inégalités, proportionnelles au rendement de chacun, mais personne ne
se plaindra. Ça sera le rêve.
La semaine dernière, un ami et moi
étions en train d'assister à l'élection de Miss Liban à la télévision.
Elles avaient l'air bizarre. Quand on leur demandait leur avis sur la
politique, l'amour, la vie, tout, elles répondaient curieusement la même
chose. J'ai pensé aux jeunesses fascistes. Elles disaient qu'elles étaient
amoureuses de leur pays, qu'il fallait être fidèle, et qu'il fallait,
ensemble, travailler dans l'espoir. J'ai eu une intuition soudaine. Je
me suis dis que sûrement, derrière les caméras, sur le plateau, il y avait
une rangée de soldats qui tenaient leur famille avec un pistolet sur la
tempe. Je suis prêt à parier. C'est ce que j'ai dit à mon ami. Il m'a
répondu que non, qu'il ne pouvait pas parier parce qu'il pensait exactement
la même chose que moi. Je lui ai tout de suite demandé ce qu'il pensait
qu'il fallait faire, s'il croyait qu'on pouvait agir. Je lui donnais des
idées terroristes... Il a souri. Il a dit que non. Que c'est foutu, ils
sont trop nombreux. Ça ne marcherait pas. "Alors qu'est-ce qu'il faut
faire merde?". Il répond calmement: "Sauver sa peau". Et je réalise, frigorifié,
qu'il a raison.
J'ai une autre hypothèse, beaucoup
plus hasardeuse. Il se pourrait peut-être, mais j'en doute beaucoup, il
y a une chance sur cent, que ce soit tous des martiens. Je m'attends à
tout, et au fond de mon cerveau, je garde l'idée en tête.
Dans une clairière, un jour de soleil,
faire valser ma lame. Sculpter l'espace avec grâce. Magnifique, quand
le soleil miroite dans l'acier. Ça fait comme une flamme qui danse seule
au milieu d'un cercle d'arbres.
Qui n'a pas rêvé, enfant, de devenir
un jour pompier, pilote, vétérinaire, policier. Moi c'était un mélange
de Batman et de Zorro. Un spectre justicier en guerre contre les Couleurs
Unifiées de la Créativité.
J'aimerais bien être tueur de créatifs.
Ce n'est pas sérieux. C'est un rêve
d'enfance.
Le soleil envahit ma chambre qui
est une plate-forme incandescente.
Mes yeux, remplis de lumière, comblés,
sont clairement sprayés d'or. Autour, les pins, en forêt, ont des troncs
qui dansent comme des serpents ivres. Ma chambre est un miroir plaqué
sur le ciel, et mon grand lit brille dans ses draps jaunes.
Je prends mon courage à deux mains,
et je vous l'avoue d'un coup. Je ne me fais pas lécher les couilles par
n'importe qui. Je suis plutôt fier. C'est un peu privé. Ça pourrait être
mal pris, mais je n'ai pas honte. Je sors avec Miss Liban depuis six mois.
Martienne ou pas, nous nous aimons.
Ne soyez pas choqués, mais tous les
dimanches après-midi, cinq de mes amis viennent pour un gang-bang. Elle
se débat entre nos six bites. Elle ne sait plus ou donner de la tête,
elle adore ça. Elle branle, elle suce, elle se dépasse. Cette femme va
jusqu'au bout d'elle-même, c'est pour ça que je l'aime.
© abdallah ko, 1997
|