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Abdallah Ko
Gang-Bang
nouvelles
1997


Le Cirque



      Paris, les bourgeons, une petite brise. Je lézarde élastique à la terrasse d'un café, je lis le journal. Éternel radotage franchouillard infini bla-bla. Ca se répète, se répète, et s'entend répéter droite, gauche, soixante-huit, fasciste, police, voleur... Ça suffit. Je jette le journal. Je regarde les jambes là-bas, une jupe qui flotte, cette nuque sous le soleil.

       Je trempe mes lèvres dans mon verre de vin.

       Probablement dix ans que je n'avais pas quitté Beyrouth. Beaucoup de travail. Manque d'argent. Quelques histoires d'amour. La guerre. Toutes ces années. Le Liban en morceaux. Vingt ans presque. La ville comme après une pluie d'acide sulfurique, défigurée.

       Venant d'une table voisine, je reconnais l'accent. Quelqu'un raconte qu'il a quitté Beyrouth en 75. Chaque année, il retourne y passer l'été avec sa femme et ses enfants. Il parle de la beauté du Liban, Suisse du Moyen-Orient, l'antique Phénicie, l'encens, la nuit des temps... Les Libanais ont inventé l'alphabet, souvenez-vous... Et le beau drapeau, d'un superbe rouge, blanc, rouge, avec un cèdre vert au milieu, pour l'éternité, enrobé de paix et de sang, la vie... Il parle des vallées fleuries, de son village natal, du soleil libanais, unique, et du ciel, au crépuscule. Il parle des femmes, de leur beauté d'orient. Et puis, c'est les pistaches, les olives, le ski en hiver, et la plage en été... Et puis, les souffrances... La guerre qui n'en finissait plus... Nous, libanais, traumatisés par la guerre, éternels nomades déracinés... Je n'en peux plus. Je respire. Je me lève.

       Tout au bout, sur l'une des dernières tables, des yeux qui foudroient. Je lui souris. Je m'approche, demande si elle est seule, oui, je m'assois, on discute, il fait beau. Et je me mets à mon tour, presque malgré moi, à parler du Liban. Je raconte mes déjeuners sur l'herbe, et l'après-midi, le thé, à l'anglaise, détendu, avec mes amis.

       On avait commencé à trouver des repères. Au bruit des obus, en tenant compte des positions des différentes équipes, on savait d'où ils partaient et où ils devaient tomber. On s'arrangeait alors pour être bien au milieu, le point le plus sûr, avec, en plus, un décor. Une danse baclée, rythmée de postillons sulfureux. On commande une bouteille de vin. Elle me parle de sa peinture et du Japon qu'elle connait bien. Quand elle touche ma main, des bouquets de sensations me remontent par grappes. Sous les flammes et les tremblements, nos corps réveillés chantaient fort. Les freins sautent. Les orgasmes se télescopent. Elles n'arrêtent pas. Inondées. Partout. Dans les ruelles désertes. Les voitures, sur les toits en feu, et les étoiles filantes.

       Plus jeune, au tout début de la guerre, je me souviens de nuits où toute la maison soudain vibrait, les vitres à la limite d'éclater. Je sautais de mon lit, je me cachais dessous une minute, puis terrorisé, courais dans la chambre de mes parents. Nous descendions vite à l'abri, dans le parking de l'immeuble. Etendus sur des matelas nous attendions que ça passe. Quand l'électricité n'était pas coupée, nous avions la télé, le magnétoscope. J'ai vu un nombre fou de films. Il y avait aussi des jeux de société, des cartes, des monopolys, des échecs. On jouait souvent mes cousines et moi, derrière les colonnes en béton, sous les voitures... C'était doux. Et puis on s'en foutait. On laissait les parents s'en faire, téléphoner, écouter la radio, suivre les événements. Loin de l'école, j'avais tout le temps.

       On décide de se lever, d'aller marcher. On se retrouve dans un parc, légèrement éméchés. Elle a une voix très fine. Elle me raconte son enfance en Provence. Elle allume un joint. On rit beaucoup. On boit des jus de fruits. Elle est fraîche. On dirait une fleur.

       Je me souviens du portier de l'immeuble tombé, la cervelle éclatée comme une pastèque. J'ai eu très peur. La mare de sang grandissait à vue d'oeil. On pouvait rien faire. Un lac de ketchup, et puis c'est tout. Il allait acheter du pain, de l'autre côté du carrefour. Les francs-tireurs s'amusaient bien, perchés, là-haut, sur les toits. Un vrai jeu vidéo.

       J'embrasse mon amie sous un arbre. Ses cheveux.




© abdallah ko, 1997