Le Cirque
Paris, les bourgeons,
une petite brise. Je lézarde élastique à la terrasse d'un café,
je lis le journal. Éternel radotage franchouillard infini bla-bla. Ca
se répète, se répète, et s'entend répéter droite, gauche, soixante-huit,
fasciste, police, voleur... Ça suffit. Je jette le journal. Je regarde
les jambes là-bas, une jupe qui flotte, cette nuque sous le soleil.
Je trempe mes lèvres dans mon verre
de vin.
Probablement dix ans que je n'avais
pas quitté Beyrouth. Beaucoup de travail. Manque d'argent. Quelques histoires
d'amour. La guerre. Toutes ces années. Le Liban en morceaux. Vingt ans
presque. La ville comme après une pluie d'acide sulfurique, défigurée.
Venant d'une table voisine, je reconnais
l'accent. Quelqu'un raconte qu'il a quitté Beyrouth en 75. Chaque année,
il retourne y passer l'été avec sa femme et ses enfants.
Il parle de la beauté du Liban, Suisse du Moyen-Orient, l'antique Phénicie,
l'encens, la nuit des temps... Les Libanais ont inventé l'alphabet, souvenez-vous...
Et le beau drapeau, d'un superbe rouge, blanc, rouge, avec un cèdre vert
au milieu, pour l'éternité, enrobé de paix et de sang, la vie... Il parle
des vallées fleuries, de son village natal, du soleil libanais, unique,
et du ciel, au crépuscule. Il parle des femmes, de leur beauté d'orient.
Et puis, c'est les pistaches, les olives, le ski en hiver, et la plage
en été... Et puis, les souffrances... La guerre qui n'en finissait plus...
Nous, libanais, traumatisés par la guerre, éternels nomades déracinés...
Je n'en peux plus. Je respire. Je me lève.
Tout au bout, sur l'une des dernières
tables, des yeux qui foudroient. Je lui souris. Je m'approche, demande
si elle est seule, oui, je m'assois, on discute, il fait beau. Et je me
mets à mon tour, presque malgré moi, à parler du Liban. Je raconte
mes déjeuners sur l'herbe, et l'après-midi, le thé, à l'anglaise, détendu,
avec mes amis.
On avait commencé
à trouver des repères. Au bruit des obus, en tenant compte des
positions des différentes équipes, on savait d'où ils partaient
et où ils devaient tomber. On s'arrangeait alors pour être bien
au milieu, le point le plus sûr, avec, en plus, un décor. Une danse baclée,
rythmée de postillons sulfureux. On commande une bouteille de vin.
Elle me parle de sa peinture et du Japon qu'elle connait bien. Quand elle
touche ma main, des bouquets de sensations me remontent par grappes. Sous
les flammes et les tremblements, nos corps réveillés chantaient fort.
Les freins sautent. Les orgasmes se télescopent. Elles n'arrêtent pas.
Inondées. Partout. Dans les ruelles désertes. Les voitures, sur les toits
en feu, et les étoiles filantes.
Plus jeune, au tout début de la guerre,
je me souviens de nuits où toute la maison soudain vibrait, les vitres
à la limite d'éclater. Je sautais de mon lit, je me cachais dessous une
minute, puis terrorisé, courais dans la chambre de mes parents.
Nous descendions vite à l'abri, dans le parking de l'immeuble. Etendus
sur des matelas nous attendions que ça passe. Quand l'électricité n'était
pas coupée, nous avions la télé, le magnétoscope. J'ai vu un nombre fou
de films. Il y avait aussi des jeux de société, des cartes, des monopolys,
des échecs. On jouait souvent mes cousines et moi, derrière les colonnes
en béton, sous les voitures... C'était doux. Et puis on s'en foutait.
On laissait les parents s'en faire, téléphoner, écouter
la radio, suivre les événements. Loin de l'école, j'avais tout
le temps.
On décide de se lever, d'aller marcher.
On se retrouve dans un parc, légèrement éméchés. Elle a une voix très
fine. Elle me raconte son enfance en Provence. Elle allume un joint. On
rit beaucoup. On boit des jus de fruits. Elle est fraîche. On dirait une
fleur.
Je me souviens du portier de l'immeuble
tombé, la cervelle éclatée comme une pastèque. J'ai eu très peur. La mare
de sang grandissait à vue d'oeil. On pouvait rien faire. Un lac de ketchup,
et puis c'est tout. Il allait acheter du pain, de l'autre côté
du carrefour. Les francs-tireurs s'amusaient bien, perchés, là-haut, sur
les toits. Un vrai jeu vidéo.
J'embrasse mon amie sous un arbre.
Ses cheveux.
© abdallah ko, 1997
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