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Abdallah Ko
Gang-Bang
nouvelles
1997


Beau Fixe


Petit à petit, l'oiseau fait son nid.
PROVERBE


I

       Je vis avec la femme la plus pédante de la planète. Elle s'appelle Tilda. Nous ne sommes pas mariés, mais c'est comme si. Elle est riche. Elle m'entretient. J'aime me dire que je lui appartiens. Corps et biens. J'aime surtout qu'elle m'enfourne la tête dans ses gros seins. Ça me rend joyeux tout à coup. Ça me sécurise.

       Je regarde par la fenêtre. La neige a tout recouvert. Les angles sont arrondis. Les aiguilles dorment. Demain c'est Noël. Je suis content.

       Tilda m'offre un nounours. Je ne sais pas si on peut encore appeler ça un nounours. Il est tellement grand. Aussi grand que moi. Je le baptise Tex.

       Tilda lit Science et Vie tous les mois. J'ai droit à des nouvelles bouleversantes. Elle m'apprend, par exemple ce matin, qu'on a repéré un fossile sur la planète Mars. Il y a un mois, c'était l'eau sur la Lune. Avant ça, je me souviens d'une histoire de bactérie immortelle. C'est pas des blagues. Elle est très sérieuse. Elle m'a montré ses sources.

       Je petit-déjeune relax. Je fais la planche dans l'appartement vide. Tilda est sortie. Sa spécialité, les sorties. Une expo, un film, une conférence, un colloque, une pièce de théâtre, un rendez-vous, une soirée branchée, un défilé. Elle n'arrête pas.

       Moi j'm'en fous j'hiberne.

       Lao Tseu a dit: "Qui ne s'écarte pas de sa place vit longtemps." Alors j'applique, mais je lis beaucoup. Ça compense. J'adore les guides de voyage. Depuis quelques années, je ne lis que ça. Deux trois guides par pays pour avoir plusieurs points de vue, ne pas s'enfermer dans une seule vision des choses. Je m'attaque aux continents. Je les prends l'un après l'autre. J'ai déjà fait le tour du monde, mais je recommence, je me spécialise chaque année.

       J'ai une voisine. Elle s'appelle Cuna. Petite, mignonne, grand sourire. Elle a un nouveau gourou. Avant, pendant trois ans, elle a cru en Zorg. Une sorte de magicien-masseur qui la branlait très bien. Je l'ai croisée l'autre jour dans l'ascenseur. Elle l'a quitté. Maintenant, elle suit Matricia, une déesse incarnée venue apporter beaucoup d'amour sur la Terre. Ses disciples l'appellent Maman, tout simplement. J'ai vu une photo. Très sympa. On dirait un polichinelle. Ils chantent des chansons, prient, voyagent de continent en continent. Elle dit qu'elle se sent mieux qu'avec Zorg, plus pure, et plus spirituelle. Chacun sa solution.

       Moi j'm'en fous j'hiberne.

       Je suis conscient. Je manque de rigueur dans mon hibernation. Je pourrais m'enfouir de manière plus radicale. Trouver une grotte. Pour le moment, je vois encore le jour, je sors acheter des petits trucs, bouffe, tabac, médicaments. Je vois Tilda tous les soirs et tous les matins. On parle beaucoup. Elle parle beaucoup.

       Les dimanches, Tilda et moi recevons quelques amis à déjeuner. Elle dit qu'il faut bien que je voie des visages. Que j'aie des conversations pour aérer mon cerveau. Je fais un effort. Ça ne me dérange pas. Je bois du vin, je discute, je regarde. Mes préférés c'est Aucassin et Nicole Siphon, le monstre-à-deux-têtes. C'est comme ça que je les appelle parce qu'ils sont inséparables. Il paraît que si on les coupe l'un de l'autre pendant deux jours, ils tombent malades. Ils pensent la même chose sur tout. Je les soupçonne de rêver pareil. La greffe bizarre. Je suis sûr qu'il y a un truc. J'essaie de comprendre. J'ai déjà tenté d'en pincer un pour voir si l'autre dirait aïe, mais je n'ai pas osé pincer assez fort. Je recommencerai dimanche prochain.

       L'oisiveté est le poison de l'âme. Le travail grandit l'homme. J'ai une formation d'ingénieur informatique. Depuis trois ans, je fais des esquisses de jeux vidéo, et je les vends à des companies qui les développent. J'ai trois ordinateurs qui m'accompagnent dans mon quotidien, et je bricole. Tous les deux mois, je ponds un nouveau jeu. Bien que virtuels, quels mondes! Une infinité de portes de sortie.

       Longtemps, j'ai cherché à me cacher. Je ne supportais plus tous ces satellites au-dessus. Quand ils se sont mis à installer ces caméras partout dans les rues, j'ai pensé sérieusement creuser. J'étais déterminé à faire un trou. Une base habitable sous terre. Un petit chez soi, modeste et retiré du brouhaha. Je rêvais d'un peu d'intimité. J'étais sur le point d'engager les travaux dans le plus grand secret, quand j'ai rencontré Tilda. Elle m'a calmé. Elle m'a dit que ça servait à rien de s'énerver, qu'il n'y avait rien à faire, qu'il fallait se contenter. Pour me dissuader de creuser, elle m'a montré Science et Vie. J'ai découpé l'article. C'était un faire part de naissance. L'Amérique annonçait qu'elle venait d'accoucher d'une nouvelle bombe nucléaire ultra-puissante qui élimine tout jusqu'à 100m de profondeur sous la terre. De quoi déterrer n'importe quoi.

       Je reste sagement chez moi, je minimise les risques, je me détends et j'attends. Je conduis. J'ai devant moi trois écrans vertigineusement colorés. Jolies fenêtres hallucinées. Hublots intersidéraux. Je suis connecté au monde entier. Je suis partout et nulle part tout en étant immobile.

       Il y a les seins de Tilda à portée de tête. Je me précipite. Je ferme les yeux.




II

       Ça fait un moment que je fais le moine. J'ai jeté tous les miroirs que j'ai trouvés dans l'appartement, et je me suis enfoncé dans mes poils que j'ai nombreux.

       Beaucoup de choses ont changé autour de moi. L'espace soudain s'est élargi. Tout a pris des allures de galaxie. Mis à part que Tilda m'a quitté en me laissant généreusement l'appartement, je sens que petit à petit j'accède à une nouvelle forme. Mon temps est beaucoup plus structuré. Chacune de mes journées est bien centrée. Mon âme, ou mon moi, ou tout ce que vous voudrez, est massé quotidiennement par un nouveau rituel qui s'est imposé à moi comme une messe. Un poteau d'angle très personnalisé.

       J'ai opéré Tex, mon nounours. Je l'ai bourré de coton pour le grossir. On dirait une grosse planète Terre. Je lui ai même fait deux seins énormes comme des ballons de football. J'ai été jusqu'au bout. Je lui ai rajouté un vagin et un anus. J'avais un modèle, la photo d'une petite statuette préhistorique. Une base pour improviser dessus, histoire de ne pas partir de rien.

       Une fois ma nouvelle idole ultra-polichinellique cousue et montée, je l'ai enfermée dans une pièce vide qui lui est maintenant exclusivement réservée.

       J'ai rebaptisé mon ex-nounours. Il ne peut plus s'appeler Tex. Désormais, ma créature a pour nom: La-Vie-Telle-Qu'elle.

       La mère du monde est mon hôte. Elle trône seule dans sa chambre. Tous les jours, en guise d'éthique, je dois lui faire la peau. L'exploser. Lui niquer la gueule.

       La-Vie-Telle-Qu'elle doit être bien battue.

       Régulièrement.

       Mon propos n'est pas dirigé contre la vie. Je ne crache pas dans la soupe. Je suis contre les messes noires. Vive la vie! Tous les matins je bats ma bête. Je célèbre la vie. Je vis avec. J'essaye de rester en rapport, de maintenir une tension, comme un lien avec le vivant pour lui-même. Je dois admettre que non seulement ça me fait du bien, mais qu'en plus ça m'organise le crâne. Je sens que ça consolide ma vision du monde.

       Ma morale est qu'il faut battre, humilier, lacérer, gifler, tordre, trouer, crever la Nature. Il s'agit simplement de bien l'enculer. De l'embrocher à l'infini, tous les jours, encore et encore.

       Par amour sinon c'est nul. Là est le coeur vif du tragique. La vraie vie n'est pas ailleurs.

       Dehors, les sirènes m'appellent. Elles me veulent. Elle bombardent leur musique. J'entends leurs supplications stridentes. Elles demandent mon corps. Elles me harcèlent. Elles m'érotisent très fort mais je résiste. Collé à l'intérieur de l'appartement, au fond tout au fond de ma chambre, je m'enchaîne à mes murs.

       Je suis très sensible à leur musique. Elles me touchent tellement pile au centre que je prends ça comme un défi. Je les nie mais je bande.

       C'est comme ça que je gagne.

       Pourvoir les enchaîner. Les ficeler très serré. Leur ligoter le corps de très près. Les bâillonner avec du fer. Marquer, limiter, encadrer leur forme avide... Impossible. Les sirènes du réel n'arrêtent pas de me lancer des regards obscènes, à désarçonner un saint. Elles ont des paupières... Des cils longs comme des langues qui clignent sans arrêt... Étoiles affamées... Ne pouvant les atteindre pour les mettre en boîte, c'est moi que j'opère. Je me mets moi-même en boîte. Un mur est un mât.

       Il y a des prisonniers qui à force, finissent par s'attacher. Ils ont du mal à quitter leur cellule. Des liens se créent à la longue entre leur corps et leur boîte. Du crâne, dernier refuge, seule vraie propriété, au corps, et par extension à la cellule, comme une projection, un élargissement du crâne dans l'espace.

       Je vis seul. A part le livreur, le laitier parfois, je ne vois plus de visages. Au bout d'un moment, l'espace, dégagé d'humanoïdes, gagne ma confiance, et une myriade de petites particules, une foule, tout un peuple, pointe le bout de son nez. Ils sortent par les oreilles surtout, le nez, les yeux, la bouche. Ils sortent et colonisent, s'installent, pique-niquent. Ma chambre devient mon crâne. Mon corps, ma forme basique, ma prison terrestre et matérielle se détend et s'élargit aux murs vides.

       Quand le livreur sonne par exemple, ou quand une vieille amie vient jouer, c'est l'alerte générale! La panique microcosmique! Tout mon peuple se résorbe et rejoint sa graine. Ça se passe très rapidement. Le mécanisme est bien rodé. Il y a des exercices réguliers. Je les applique sérieusement. Un réflexe, ça se crée et ça s'entretient. Il faut sans cesse dépoussiérer, vérifier, contrôler. Ils font ça avant chaque décollage.




III

       Je me développe.

       La-Vie-Telle-Qu'elle se porte à merveille. Je m'en occupe de très près. Mais j'ai beau faire, elle commence à s'user. C'est triste. Un jour, il va falloir penser à la remplacer. Je la regarde. Je l'aime sincèrement. J'ai du mal à me souvenir qu'un jour, c'était Tex.

       Je pense sérieusement à me greffer un système de circuits électroniques. J'ai envie de changer de chair. De muter un peu. Sentir le métal. Bricoler mon système nerveux. Mais j'hésite à franchir le pas. C'est une décision difficile.

       Une prison pour vivre!... La prison est une issue. Le corps déjà, comme territoire. La liberté totale n'existe pas. C'est l'autre nom du néant. Il faut s'incarner dans une forme. Se creuser des limites. S'emmurer dans ses os.

       Je rêve souvent que je suis au paradis. Il y a toujours Andy Warhol dans les parages. On discute, on se balade entre les nuages, on s'amuse bien.

       J'aimerais pouvoir développer de nouveaux membres. Je vois ma viande se déployer comme une plante grimpante. J'aimerais que ma chair serve à tartiner les murs de l'appartement. Qu'il vive de moi. Que je me fonde avec. Je deviens l'espace, et l'espace devient je.

       J'imagine mon corps gonfler. Un monde s'ouvre à l'intérieur. Je m'y installe pour toujours.

       Tilda est partie depuis longtemps. Elle m'a dit que je régressais trop. Elle n'en pouvait plus, et elle a claqué la porte. Je l'emmerde. Elle et sa psychanalyse! J'ai essayé de lui expliquer. Je lui ai dit qu'elle confondait régression et architecture.




© abdallah ko, 1997