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Abdallah Ko
Gang-Bang
nouvelles
1997


Ma Vie au Soleil



       Il y a cette guêpe qui creuse son nid dans l'anfractuosité de ma fenêtre. Ça fait trois jours que je l'observe. Je l'entends bourdonner. Elle sort faire des courses chaque trois quarts d'heure. Elle sort très vite, et revient plus doucement. Elle va, elle vient. Vieille pute bossue et bariolée, elle se maquille beaucoup trop, et l'idée qu'elle creuse son nid dans mon mur, qu'elle étend ses galeries, qu'elle ronge mes frontières de manière irréversible... L'excentricité a ses limites. Je spraye un bon coup dans son trou. Je contamine ses appartements. Je la rends impossible. C'est tout ce qu'elle mérite.

       Un peu de poudre sur ma table de nuit. Je fait deux rails avec mon permis de conduire, snif, et puis, snif. Hop, frais et pimpant! Une petite douche bien chaude. Rasé de près. Sur une fine chemise blanche, j'enfile un trois-pièces gris anthracite, et je file au volant de ma cadillac noire. Sur le nez, que j'ai osseux et crochu, mes lunettes de soleil miroir existent très fort.

       Je pique en avant et renvoie au monde tout ce qu'il m'envoie.

       Ce que j'aime à Beyrouth, c'est le ciel. La lumière. Les couleurs. L'intensité de la lumière qui fait ressortir les odeurs, les différents tons de vert, de bleu, de jaune, de rouge. J'aime le style du vent, ses manières douces et violentes à la fois. Son épaisseur juste.

       Je déjeune au soleil, au bord de la mer, à la terrasse d'un restaurant. Il fait un temps sublime. Un vent frais et iodé. Le soleil me picote le visage. La gorgée de limonade que je viens d'avaler me chatouille agréablement la gorge. J'ai bien mangé. J'ai le ventre légèrement rebondi. Je respire large, une clope au bec, je fixe l'horizon infini, tout au fond, entre la mer et le ciel, comme coupé à la lame. Ma vie s'ouvre devant moi.

       Je n'ai jamais travaillé de ma vie. Je n'aime pas ça. Je me suis fait à l'idée que je serai un bon à rien. Je sais, profondément, comme une certitude bien ancrée, que je trouverai en moi le courage de le rester.

      Je tourne la tête. La mer plate jusqu'à l'horizon frissonne paisiblement. Des pêcheurs fouettent l'air avec une lenteur végétale. Après 20 ans de guerre, le pays se reconstruit à grande vitesse. Les camions traversent la ville à longueur de journée. Des squelettes gris poussent de partout. Du café où je suis installé, je les vois souvent passer les bétonneuses. Bien en évidence. Avec leur immense tonneau qui roule comme un estomac.

       On a tous nos petits secrets, et j'ai le mien. Ma drogue cachée. Je perfectionne l'art de la masturbation. Chaque mois, je mets sur pied un nouveau jeu. Mon dernier concept, un des plus délicats à réussir, s'appelle: La Mouche au Plafond, ou Ariane Sauvée des Eaux. Avant tout, je chope une mouche. Je lui brûle les ailes. Je la baptise Ariane et la fous dans une boîte d'allumettes. Ensuite, je m'installe relax dans un bain chaud avec mousse. Je fais en sorte que la tête de ma bite émerge et fasse une île. Alors, tel Thésée après sa victoire sur le Minotaure, j'abandonne la pauvre Ariane sur l'île. La petite s'affole et court dans tout les sens. Ça fait son effet. A force d'incantations, Dyonisos s'émeut. Ça chatouille tellement, qu'il ordonne l'ascension. Et la voilà enfin sauvée, dans un jet de lave, collée au plafond de la salle de bain, au paradis dionysiaque. Amen. C'est beau. Je respire. J'aime beaucoup l'art éphémère. La dépense. Tout est dans la gratuité du geste.

       Je viens de me faire une petite séance de muscu. Je me regarde dans le miroir. Je porte un short. Je suis beau. Je gonfle mes muscles, je rentre le ventre. Je suis hyper musclé. Je suis hyper dur. Je sens ma structure. J'ouvre le frigo. J'empoigne un bel œuf de poule. Je perce avec une dent de fourchette la pointe et le cul de l'œuf. Ensuite, je m'adosse contre le mur comme un cow-boy, et je lève la tête et regarde le plafond pendant que ma bouche absorbe tout l'intérieur cru de l'œuf.

       Le soleil n'est plus très loin de l'eau. Il va bientôt s'engouffrer. Une armada d'hélicoptères vrombit dans mes oreilles. Ils sont huit. Bien rangés. Une tête. Puis deux derrière, trois, et encore deux qui suivent. Comme un losange tronqué. Ils font un joli boucan. J'aime leur géométrie qui crie et date ce ciel de la fin du vingtième siècle. Quelques nuages griffent le ciel comme des varices d'une haute tenue esthétique. Il y a du mauve, de l'orange, des lames gainées de coton pointu.





© abdallah ko, 1997