Parole de Vivant
Je suis assis
en face de la fenêtre. Je regarde les arbres qui se tordent sans se casser.
J'entends le vent qui siffle très fort. Il chiffonne violemment toute
la plaine qui s'étale, plate, parallèle au ciel pâle. Tiens, encore une
explosion, là-bas, au pied des montagnes de l'Anti-Liban. Les Israéliens
visent juste, leurs nouveaux robots s'améliorent chaque année.
La bûche massive que je viens de
jeter sur un lit de braises commence à prendre. Elle crépite. Je l'entends.
Je me sens réchauffé. Je glisse mes mains sous ma chemise. Je sens ma
peau tiède et lisse. Je m'enveloppe. Mon corps se reconnaît comme une
évidence époustouflante.
Ici, isolé en pleine campagne, au
milieu des champs et des vergers, je me désintoxique. Je me décolle un
peu de ma vie quotidienne déglinguée. Mon boulot de journaliste me tient
ligoté à l'actualité qui fuse. Et je suis. Je me laisse traîner. Mais
la vitesse use l'homme. Alors je me calme et je reprends des forces.
Tous les week-ends je quitte Beyrouth,
et je grimpe, pour mieux redescendre, de l'autre côté, dans la plaine
de la Bekaa. Dormir seul, me rappeler mes rêves. Le matin, j'avale les
oeufs tièdes et frais de la ferme. Le lait de chèvre, et le fromage. Avec
les saisons, apparaissent cerises, pommes, melons, pastèques, tomates
roses. Sous le soleil, je me fais des festins sur l'herbe saturée de vert,
le printemps, les papillons. Le soir, des orgies de fruits et de miel.
Le vin d'ici est particulièrement bon, et les mandarines, que je goûte
en ce moment, sont très parfumées.
Pendant la semaine, je dois sortir
toutes les nuits. J'ai un métier qui force à rester exposé. Toujours en
contact avec l'air du temps. Lèvres, fesses, alcools, obscurité, coulisses.
Je prends le pouls du monde. Je traverse l'enfer des clowns bariolés.
Je m'introduis partout. J'enregistre dans ma petite tête. Je connais bien
le zoo. La qualité principale d'un journaliste, c'est la vitesse de synthèse.
Monter une chaîne d'information. Donner l'illusion de quelque chose de
cohérent. Le soleil apparaît. Je sors m'allonger sur l'herbe. Il fait
frais. Je souffle. Je décompresse. Devant moi, le ciel se dégage petit
à petit. Pas un seul nuage. Je sifflote cinq notes. Je décide que cette
nappe bleue, c'est mon reflet.
Je faxe mon article sur les dessins
animés japonais à la rédaction du journal. Je suis responsable de la rubrique.
Les mangas ça s'appelle. Une sorte d'expressionnisme futuriste.
Ultra-violent. Rempli de cadrages et juxtapositions audacieuses. Chaque
mois, j'envoie une page pour rendre compte des nouveautés. Il y a cette
petite qui me fascine. A peine douze ans et la force d'un dinosaure atomique.
Un seul bond, et elle s'envole pour attaquer des géants grands comme des
immeubles. Elle capte les rayons cosmiques avec ses mains magiques et
fait des trous partout. Elle arrache les têtes avec une facilité déconcertante.
A la fin de chaque épisode, elle coupe un nouveau méchant. De haut en
bas. En deux tranches égales. Du sommet de son crâne de vilain punk visqueux,
jusqu'aux couilles. Elle s'appelle Kelly. De grands yeux de poupée. Douce.
Mélancolique. Elle est à moitié robot, mais on s'habitue. Ses cheveux
noirs mi-longs sont très lisses. Ils flottent avec le vent. J'aime son
petit corps nerveux. Elle est très rapide. Ça donne l'impression qu'elle
est légère. En vérité elle pèse énormément à cause du métal. Mais ça ne
me dérange pas au contraire.
A une heure au sud de chez moi, près
de la frontière avec Israël, il y a un camp d'entraînement du Hezbollah.
J'y suis allé un fois, pour voir. Par terre, il y avait des drapeaux immenses
de l'ennemi impérialiste. Ils marchent dessus tous les jours. C'est l'entraînement.
Ils piétinent fermement le symbole. Très mystique. Presque comique. Ça
renforce la volonté. Le ministre iranien des Affaires étrangères est venu
leur rendre visite récemment, pour les motiver.
Je crois que ça a dû pas mal les
déprimer ce scandale avec les Japonais. L'armée libanaise en a arrêté
quatre il y a un mois, installés confortablement au sud. Quatre mercenaires
japonais spécialistes en explosifs et dispositifs électroniques de précision.
Ils sont venus donner des cours du soir.
Le fils du fermier vient me parler.
Il m'apprend que le colonel responsable de leur arrestation est en ce
moment à Paris, en vacances, c'est son cadeau. Il pose plein de questions
ce garçon. Il veut des nouvelles de la ville, des conseils. Il a dix-sept
ans. L'année prochaine, il vont le prendre à l'armée pendant un an, pour
qu'il serve. Il est terrorisé rien qu'à l'idée. Il me parle de s'échapper.
Partir en Amérique, ne plus jamais revenir. Il dit qu'il ne veut appartenir
à personne, un air de liberté sur les lèvres. Ses yeux pâles pétillent
comme de petits horizons. Une aube à lui tout seul! Déserteurs des nations!
Le vent souffle dans vos voiles! Poètes!
J'aimerais bien aller à Tokyo. J'ai
l'impression qu'ils vivent tous déjà dans le future. Je pense à Kelly...
Quelle femme, quelle superfillette. Peut-être qu'elle habite là-bas. Peut-être
qu'elle s'ennuie. J'adorerais la rencontrer, comme ça, par hasard. Lui
dire, par exemple, que je serai son guerrier jusqu'à la mort, que je suis
très amoureux, et que je jure, si elle veut bien m'épouser, que je l'aimerai
toute ma vie sans faillir.
J'ouvre les yeux. Je ferme les yeux.
Je m'étire. Je rêve. Je somnole. Je me balance dans ma tête. La radio
marmonne des choses... Je monte le volume. Ils disent qu'il y a eu une
éruption sur le soleil. Les déchets se dirigent droit sur la terre. Il
disent qu'ils ne faut pas paniquer. C'est juste des ondes, des rayons.
Ils nous préviennent que les lignes à haute tension risquent d'être endommagées,
les téléphones aussi. Sinon c'est tout. Tout va bien. Je sors m'allonger
sur la terrasse. Je ne m'en fais surtout pas. Je bronze.
© abdallah ko, 1997
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